Christine Buci-Glucksmann
Des déchirures, des entailles, des fragments, des aplats et des flux de peinture épaisse en rhizomes : la série des quatorze peintures de Pia Fries nous met d’emblée dans un monde d’énergies picturales hybridées. Celui d’une post-abstraction, qui a abandonné la seule pureté homogène du pictural moderniste au profit de nouveaux modèles, cartographiques, diagrammatiques ou en courbes entrelacées. Toute une syntaxe picturale pratiquant la multiplicité, ou comme ici une dualité constitutive des origines et des matériaux.
Car il s’agit bien d’un dialogue entre les fac-similés de cette étonnante naturaliste et artiste du XVIIe siècle, Maria Sibylla Merian, qui à cinquante ans se lança dans un voyage de deux ans au Surinam, alors colonie hollandaise, pour pratiquer des relevés de la botanique et de la flore, publiés en un livre, Metamorphosis insectorum surinamernsium (1705), qui fera l’admiration de Carl von Linné. Dans ces années charnières de l’histoire naturelle, et des classifications entre l’organique et l’inorganique, ces planches fonctionnent comme des archives de toute une époque et de la nature tropicale. Mais ces traces d’un passé ordonné, Pia Fries les avait déjà utilisées dans ses Schwarze Blumen (2004), où le floral au noir et le pictural s’entrelacent, et se mélangent si étroitement, qu’un même cosmos les unit. Mais ici, elles sont volontairement déchirées, fragmentées, telle la seconde peau ornementale d’un palimpseste livresque, recouvrant le lissé neutre du blanc sur bois.
Dès lors, entre les plans semi-figuratifs et les rubans de la peinture, on rencontre ici et là un papillon, une fleur avec sa tige inflexueuse, un coquillage, un serpent pictural bleu enserrant des motifs floraux, ou bien esseulé un lézard ou tel insecte. Si bien que la nature devient citationnelle et abstraite, quand la peinture se meut en abstract scolorés, dans les entre-deux de la déchirure. Il ne s’agit plus d’un simple collage au sens de Robert Rauschenberg des années soixante. Mais plutôt d’une syntaxe « post-collage », où l’univers « réel » de la flore et de la faune fonctionne comme une sorte de Vanité seconde, évoquant un temps passé dans l’éclair du présent1. Car, reprenant toute la tradition hollandaise des vanités frontales, où un bouquet de fleurs est déjà miné par une petit insecte, Maria Sybilla Merian composait ses planches avec art. Déchirées et distribuées en aplats, tous leurs « entre-deux » divisent l’espace, le plient, le déplient, et le multiplient. Entre le Surinam et l’Allemagne, entre Gerhard Richter et David Reed, entre l’effet-surface des images en morceaux, et le vrai-faux volume de la peinture travaillée avec toutes sortes d’instruments manuels, du râteau aux spatules, ces quatorze tableaux créent ce que Paul Klee appelait « des entre-mondes ». Lui-même vécut les entre-mondes de deux cultures, où sa découverte de l’Orient tunisien se conjugua avec la culture du Bauhaus. Mais aussi entre mondes picturaux, où une calligraphie figurative dialogue avec l’abstraction, la forme-tapis ou architecture. Car tout entre-monde procède par une pratique inter-culturelle, qui affecte le pictural et le transforme de l’intérieur, comme c’est le cas dans l’œuvre de Pia Fries.
Certes, dès 2001 avec Dimrock, et en 2004 avec Les aquarelles de Léningrad Pia Fries utilisait des images sérigraphiées de crépons et de sa propre peinture, confrontant ainsi deux médiums différents comme Warhol ou Richter. Mais ici, il ne s’agit plus de sérigraphies, mais bien de fac-similés d’un livre virtuel, dont on n’a que des pages violentées. Si bien que ce travail privilégie ce que les Japonais appellent « le semi-formel ». Ni la forme comme idéalité pleine, ni l’informe au sens de Bataille, mais un semi-formel de flux, inachevés et fixés, de traces instrumentales, de gestes et d’empreintes de matériaux. De là cette topologie picturale télescopant passé et présent, souvenir et peinture, dans toutes les interactions et réseaux possibles qui évoquent notre univers de plus en plus mondialisé. Comme si, dans ces mondes pluriels pleins d’humour de Pia Fries, un lézard pouvait dialoguer avec un serpent de peinture, une fleur avec une tige abstraite, et tel papillon bleu vif butiner dans une petite « mare » picturale. Sans parler du crabe hybride, presque surréaliste, aux pattes peintes. Traits, nœuds, strates, empâtements entassés ou étirés, serpentements de couleurs vives et mêlées, toutes ces modalités où la ligne n’est plus un contour mais « passe entre les choses », prennent alors une nouvelle plasticité, où le naturel et l’artificiel finissent par dialoguer et s’enlacer.
Car c’est le propre de la peinture « post-moderniste» de créer un nouveau type de planéité, qu’il s’agisse du « plan flatbed » de Leo Steinberg qui reçoit informations et images, ou du « plateau » deleuzien avec ses strates et agencements rhizomatiques. Plan complexe, multiple, impur et élargi, qui n’évacue plus le monde, mais l’intègre. Un peu comme une métropole est aujourd’hui une hétérogenèse de couches d’informations et de « blocs » d’espace-temps, avec leurs connexions multiples, spécifiques de ce que Rem Koolhaas appelle « ville générique », le plan pictural a développé de nouveaux artefacts liés aux multiplicités plates d’une géométrie itinérante, inspiré des sciences du chaos ou des fractales. Les flux remplacent les structures, et les forces, les formes, comme dans ce tableau prémonitoire de 1996, intitulé L’Eau. Dans un tel espace fluide et rythmique, les entre-deux sont tout à la fois des vides et des passages, avec leurs fausses frontières et leurs zones d’indiscernabilité.
Telles sont ces quatorze peintures de Pias Fries : des espaces de multiplicités plates, des plans-transfert où le devenir-ligne des plissés picturaux engendre une abstraction plus « additive » que soustractive. Car les fragments botaniques sont là, avec ce plaisir et cette vérité du détail propre à l’art hollandais, qui a pratiqué le microcosme comme le macrocosme, pour mieux faire voir le monde dans une perle, comme chez Vermeer. Citations ou références d’un autre monde tropical lointain, ils fonctionnent comme l’équivalent d’un plan ornemental. Or, quand on sait à quel point la modernité a exclu l’ornement, depuis le tournant du siècle viennois et l’Art Nouveau jusqu’à en faire « un crime » selon Adolf Loos, on mesure mieux l’impact de ces présences botaniques, comme signes et marques d’une nature et d’une beauté peut-être perdues2. Mais Pia Fries n’est ni une nostalgique, ni une mélancolique. Car son travail pratique plutôt ce que Marcel Duchamp appelait « une beauté d’indifférence », faite d’éloignement et de froideur, fût-elle très colorée. Ici « l’écart est une opération », et naît des entre-mondes et d’une abstraction plus haptique (toucher/voir) qu’optique, mais toujours en retrait « de ». Car même si la peinture est épaisse et travaillée dans son relief, ses dégradés et ses mélanges, il s’agit néanmoins d’alléger l’espace, et de pratiquer un regard que j’avais appelé « icarien », semblable au regard d’en-haut propre aux cartographies. Un regard trajet et parcours, qui déplie le monde en le dessinant, et magnifie les inflexions de peinture.
Car c’est sans doute le paradoxe de cette nouvelle série de Pia Fries : en jouant sur deux mondes, deux formes, deux médiums, elle n’ajoute rien, mais donne plus que jamais à voir l’effet surface de la picturalité. Paradoxe que Daniel Arasse avait déjà soulevé à propos du Christ mort d’Holbein : dans le détail « l’iconique fait donc surgir la peinture pure »3. Un peu comme Matisse, à la fin de sa vie, « découpe » dans la couleur pour réaliser ce « décoratif » qu’il a toujours revendiqué, ici la découpe est déchirure dans la polysémie du geste. On déchire pour jeter ou pour créer, on déchire du papier, des affiches ou du tissu. Mais la déchirure est aussi le propre des nouvelles géométries du brisé et du déchiqueté : les fractales, de fractus, frangere, briser. Fait de l’homme, la déchirure avec ses plis et ses courbes précises, renvoie aussi à la nature, qui crée ces motifs qui en ont fasciné plus d’un, de Léonard à Goethe ou D’Arcy Thompson : méandres et spirales d’un écoulement, turbulence de l’air, chute en gerbes d’une goutte d’eau, géographie d’une côte… Du reste, ce sont bien ces formes semi formelles, en flux et arabesques, qui marquent toute la peinture de Pia Fries et sa géométrie post-organique. Mais dans cette série, l’iconique introduit ce qu’on appelait au XVIe siècle la varietas, fût-elle irrégulière, voire même excentrique, comme dans le maniérisme. Contre le double primat du géométrique et de l’inorganique pur, les artefacts revendiquent un troisième monde commun à l’art comme à l’architecture : celui du flexible, de l’anexact, du courbe. Tous ces devenirs qui permettent d’expérimenter des multiplicités et des réseaux. « La différence est alors au service d’une « multiplicité fusionnelle » comme l’écrit Greg Lynn, qui défend et pratique cette logique fluide des connections4. Dès lors l’abstraction devient abstract, schéma et code de toutes les syntaxes secondes, où coexistent l’aléatoire et le complexe. Car quelle que soit la maîtrise désirée, la déchirure implique de dessiner mentalement et gestuellement sur le hasard. Un peu comme l’archéologie crée selon Michel Foucault « des espaces de dissension », Pia Fries pratique une sorte d’archéologie du geste pictural, qui en montre les traces, les souvenirs et tous les débris et ruines organisés et distanciés d’un passé botanique en partie disparu, et soudain ressuscité dans une ambiguïté assumée. Car, où commence et où s’arrête la peinture dans cette image matricielle du cosmos ?
Critiquant le temps linéaire du progrès, Walter Benjamin dans ses Thèses sur l’Histoire, voyait dans « les constellations de temps », un « à-présent », qui permet de penser ensemble passé et futur, progrès et catastrophe, préhistoire et post -histoire d’une forme (cf. le baroque). Entrelaçant des planches du XVIIIe siècle, d’un monde qui a vu la colonisation, avec sa propre peinture, Pia Fries crée une des formes possibles de cet « à-présent ». Un à-présent d’une liberté toute « féminine », traduisant cette « volonté d’art » qu’un Aloïs Riegl attribuait à tout ornement traité comme un « style », qu’il s’agisse de la volute, de la spirale ou de l’arabesque. Tel serait le défi pictural de Pia Fries dans cette série : faire de l’abstraction une stylistique pour notre présent, en évoquant un monde virtuel perdu dans le réel d’une « esthétique du divers » (Victor Segalen), qui hybride le très léger du dessin au neutre du blanc, dans le très épais d’un geste de peinture.
- Cf. notre texte : « Les vanités secondes de l’art contemporain » dans les Vanités dans l’art contemporain, Paris, Flammarion, 2005.
- Sur cette question, je renvoie à mon livre : Philosophie de l’ornement. D’Orient en Occident, Paris, Galilée, 2008.
- Daniel Arasse, Le détail, Paris,Champs Flammarion, 1996, p. 272.
- Greg Lynn, Folds, Bodies and Blogs, Bruxelles, La lettre Volée, 1998, p. 87 et suivantes.